Une faille au moral et à mon invincibilité

Pour rallier Douchanbé, la capitale du Tadjikistan, à Qalai Khumb, la route du nord est la plus directe et la plus scénique. C'est aussi celle qui passera la plus proche de m'achever.

L'armée au repos, sous l'oeil bienveillant du président.

L'armée au repos, sous l'oeil bienveillant du président.

Après ma (littérale) traversée du désert en Ouzbékistan, je profite de quelques jours de repos à Douchanbé, une ville de presque 800 000 habitants.

J'ai beau me trouver dans la capitale et plus grande ville du pays, je suis encore incapable de trouver du matériel qui semble si évident normalement. J'ai ainsi cherché sans succès des cordes bungee pendant deux jours, avant de finalement me résigner à acheter de la corde normale au bazar.

D'ailleurs, je suis toujours surpris de cette omniprésence des bazars et des tout petits commerces, au détriment des grandes surfaces qui nous sont si communes. Comme dans toutes les villes, on doit dénombrer à Douchanbé environ dix mille « mini-marchés » d'alimentation qui vendent tous exactement les mêmes quelques produits. Mais aucune épicerie plus grande. Je ne peux m'empêcher à la perte de temps et à la duplication des employés, et j'ai en tête que le Québec des années 30 ou 40 devait ressembler à ceci. Mais avec moins de soldats.

Parce que présentement, il semble en effet y avoir plus de soldats dans les rues que de tulipes en mai à Ottawa. Il y en littéralement des centaines qui défilent chaque soir, pratiquant pour la parade du 9 septembre qui célébrera le 25e anniversaire d'indépendance du pays, au démantèlement de l'Union soviétique. Traversant une artère et me retrouvant au beau milieu d'un bataillon, je me fais rapidement remettre sur le trottoir.

La route du Pamir

Parce qu'il faut bien continuer à explorer le monde, je m'engage ensuite sur la mythique route M41. Celle-ci me conduira dans les montagnes du Pamir, un de territoires les plus reculés du monde, et sur un immense plateau à plus de 4 000 m d'altitude dans l'est du pays. Mais pour l'instant, je quitte la ville et je monte tranquillement.

Première étape sur la M41: 285 km sur la vieille route scénique, mais plus que défoncée !

Première étape sur la M41: 285 km sur la vieille route scénique, mais plus que défoncée !

Un pont à éviter si vous avez déjà des frissons en traversant à l'île d'Orléans.

Un pont à éviter si vous avez déjà des frissons en traversant à l'île d'Orléans.

Je suis paisible. Le vélo permet d'apprécier autant les villes et les campagnes. J'aime le repos et les rencontres que les villes offrent. Mais à chaque fois que je reprends la route, je suis heureux de retrouver la sérénité et les paysages de la campagne, en plus d'être immergé dans des culture encore plus différentes dû à l'éloignement des centres.

Le lendemain, je croise un cycliste Coréen qui descend des montagnes. Il a l'air complètement détruit, et me dit le Pamir était plus difficile que tout ce qu'il a fait avant, y compris l'Inde et l'Asie du Sud-Est. Si je n'étais pas invincible, je m'inquiéterais.

Apparemment, je ne suis pas invincible

Le joli revêtement de la route du nord.

Le joli revêtement de la route du nord.

Depuis les plusieurs derniers pays, j'ai constaté que littéralement chaque cycliste rencontré s'est éventuellement retrouvé malade sur la route. Plusieurs ont même dû être hospitalisés. L'effort physique quotidien, combiné à l'insalubrité de la nourriture et de l'eau, nous rend la vie un peu plus compliquée.

N'ayant rien eu depuis le début, je me croyais immunisé et invincible.

Le Tadjikistan a cependant raison de ma santé, et rapidement, des maux de cœur et de tête deviennent tellement intenables que je dois m'étendre en bordure de la route. J'y dors pendant plusieurs heures, malgré le flot constant d'énormes camions de marchandises m'enveloppant de poussière et de bruit de klaxons.

Je me fais réveiller par un homme se déclamant médecin. Il s'installe juste à côté de moi et me crie en russe des histoires que je comprends encore moins que d'habitude dans l'état où je suis. Et il s'éternise. Enfin, il se décide à repartir, mais son auto ne démarrant pas, il me demande d'aller le pousser !

Je reprends la route. Et j'arrête après deux kilomètres.

Je suis loin d'être top shape. Je reste une heure penché sur le bord du précipice, le cœur dans la gorge, et tellement faible que j'en pleure presque. Je réussis à diluer un sachet d'électrolytes dans le peu d'eau qu'il me reste. Complètement seul, à bout de ressources, et me demandant comme je vais m'améliorer, un nouveau samaritain s'arrête. Et il est plus utile que mon médecin.

Voyant mon état, mon homme laisse sa famille dans son auto et vient me porter du pain et du melon d'eau. Le melon goûte le paradis et me permet de continuer assez pour poser ma tente en bordure de la falaise pour la nuit.

Total de la journée... 20 kilomètres.

Bris mécaniques et invitation à souper

Après une nuit au rythme de camions encore plus gros et de mes haut-le-cœur, je me sens un peu mieux le lendemain matin. En tout cas, assez pour réparer la surprise qui m'attend : une crevaison !

Les enfants m'aidant à ranger ma tente.

Les enfants m'aidant à ranger ma tente.

À mesure que je m'enfonce dans les montagnes, je fais face à des situations de plus en plus inusitées. Je me fais tout d'abord clancher par deux jeunes qui coursent sur des ânes et me dépassent en criant HELLO ! HELLO ! HELLO ! Puis, je passe à travers un troupeau de chevaux qui marchent en sens inverse sur le chemin étroit.

La route est de plus en plus détruite et ça cogne dur sur le corps et l'équipement. Une des vis attachant mon support à bagages se brise en deux. Accroupi sur le bord du chemin, j'essaie d'en extirper le mognon restant du cadre lorsqu'un habitant vient à ma rescousse et m'invite à souper.

L'invitation s'étend bientôt à dormir à l'intérieur dans sa maison à deux pièces. Une petite cuisine où dorment aussi les femmes, et une pièce rectangulaires pour les hommes. Tous dorment sur de longs coussins à même le sol.

Comme ma bactérie s'est déplacée à l'intestin et que je sens déjà les gargouillements dans mon estomac liquide, je remercie mon hôte mais lui dit que je vais y aller pour la tente. Je reçois ensuite l'aide de deux de ses quatre charmants enfants pour monter celle-ci.

D'autres crevaisons

Ça ne s'améliore pas côté chambres à air. Je continue de faire crevaison sur crevaison, et je pense pratiquement abandonner mon vélo pour partir avec l'âne que des enfants me font essayer à une fontaine !

La route n'aide pas non plus mon moral - c'est la pire que j'ai faite de ma vie. Elle est un tiers grosses roches, un tiers sable et un tiers gros trous.

Ici et là, on trouve des lambeaux d'asphalte moribond, souvenirs effrités de l'étendue de l'ancienne grandeur des Soviétiques qui ont bâti ce chemin. Les conducteurs tentent de zigzaguer d'un côté à l'autre de la route afin de s'accrocher à ces surfaces temporaires d'accalmie.

Point cependant très positif, plus je monte et plus la vue devient magnifique.

Une belle mise en contexte où j'ai monté la côte trois fois pour aller ajuster mon trépied !

Une belle mise en contexte où j'ai monté la côte trois fois pour aller ajuster mon trépied !

Vue sur la gorge de mon emplacement de camping. Et moi qui pensais avoir grandi en milieu rural !

Vue sur la gorge de mon emplacement de camping. Et moi qui pensais avoir grandi en milieu rural !

Le premier col

Satbar et Ziodin. Pour la plupart des gens ici, une photo, c'est du sérieux. Mes jeunes ricaneurs perdent donc toute émotion au moment du cliché officiel.

Satbar et Ziodin. Pour la plupart des gens ici, une photo, c'est du sérieux. Mes jeunes ricaneurs perdent donc toute émotion au moment du cliché officiel.

Un col est le point le plus bas entre deux sommets. Un peu comme le milieu d'une selle de cheval. Lorsqu'une vallée se termine, il faut passer par-dessus un col pour continuer de l'autre côté de la montagne. J'ai six cols à faire au Tadjikistan, et me voici presque au sommet du premier, qui s'élève à un peu plus de 3 250 m.

Durant la montée essoufflante, je fais la rencontre de Ziodin et de sa soeur Satbar... qui marchent pour aller à l'école ! Je ne pense pas qu'ils seraient impressionnés par les histoires de ton oncle qui devait marcher pour aller à l'école quand il était jeune.

Eux font une douzaine de kilomètres à chaque jour, sous le soleil comme dans la neige, en montant un dénivelé de plusieurs centaines de mètres à 3 000 m d'altitude, et dans des routes inexistantes.

D'une parade à une autre

De l'autre côté du col, je descend en bondissant d'une roche à l'autre jusqu'à Qalai Khumb.

Ma santé s'est replacée, grâce à des médicaments et aux conseils par courriels de ma pharmacienne, mais je me gâte tout de même avec une journée de repos.

Le village de 2 000 habitants est littéralement prisonnier des murs de roche qui l'entourent. Et de l'autre côté de la tumultueuse rivière se trouve l'Afghanistan, que je suivrai jusqu'à la prochaine ville. J'ai peine à y croire : j'ai une chambre avec vue sur l'Afghanistan.

Je reprends la M41 la journée de la fête nationale, en même temps que leur parade se met en branle. Et cette fois, ce n'est pas une pratique comme à Douchanbé, mais la vraie affaire. Comme le village ne possède qu'une seule rue, et que les trottoirs sont bondés de spectateurs, je n'ai d'autre choix que de m'ajouter à la parade si je souhaite sortir du village.

Descendant la rue principale en marchant avec mon vélo, je me trouve entre le cercle des fermières tadjikes et le club de judo local. La tête haute, je salue les caméras et les représentants officiels.

Je le sens, je suis à nouveau invincible.