Les artistes de la pelle

La pandémie aura accéléré une tendance qui commençait déjà à s’affirmer : le vélo de montagne est désormais un sport grand public. Portrait de la création de sentiers, de plus en plus nombreux et largement utilisés.

Cet article a d’abord paru dans l’excellent magazine Vélo Mag, édition juillet 2021.


Aménagement d’une passerelle au Mont-Saint-Joseph de Carleton-sur-Mer. (photo Vincent Landry)

Aménagement d’une passerelle au Mont-Saint-Joseph de Carleton-sur-Mer. (photo Vincent Landry)

À l’origine de plusieurs centres cyclistes se trouvent des bénévoles locaux qui ont aménagé leur arrière-cour dans le but de développer la pratique. C’est le cas de la vingtaine de kilomètres de sentiers de vélo de montagne au parc régional du Mont-Saint-Joseph, à Carleton-sur-Mer, en Gaspésie.

« Il y a cinq ans, je passais encore pour une drôle de bibitte qui aménageait sa patente, m’illustre le directeur général, Vincent Landry. Aujourd’hui, le village est rempli de voitures transportant des vélos ! »

L’aménagement d’une telle patente ne se fait pourtant pas sans une grande réflexion avant même le premier coup de pelle. «Le plus souvent, nous commençons par relier deux endroits précis, poursuit Vincent Landry. Nous étudions longuement les cartes afin de faire passer les sentiers par les lieux d’intérêt tels des chutes, des ruisseaux ou de beaux points de vue.» Des connexions sont créées entre les secteurs, à partir desquelles sont tracées des portions plus techniques pour les cyclistes de niveau avancé.

Une façon de faire qui est partagée par François Létourneau, ancien olympien en canoë-kayak et prolifique concepteur de sentiers à son compte basé dans les Laurentides. « Je marche d’abord dans toute la forêt dans le but d’identifier les points forts, m’explique-t-il. Ensuite, il faut relier ceux-ci en respectant le terrain et la topographie.» On tente, par exemple, de positionner les lacets là où la pente est moins à pic. Le constructeur doit également trouver un équilibre entre l’inclinaison du sentier et la longueur de celui-ci.

Utiliser la technologie

Le pionnier Jérôme Pelland, fondateur et président-directeur général de Sentiers boréals, a construit plus de 800 km de sentiers au Québec. En plus de travailler dans 8 pays, il a formé au-delà de 2000 personnes en aménagement de pistes, et continue même d’être sollicité pour donner des formations à distance, du Costa Rica jusqu’en Australie.

À la dure au Mont-Saint-Joseph. (Photo Vincent Landry)

À la dure au Mont-Saint-Joseph. (Photo Vincent Landry)

À la un peu moins dure. (Photo Vincent Landry)

À la un peu moins dure. (Photo Vincent Landry)

Afin de trouver les endroits appropriés à la pratique du vélo de montagne, Jérôme Pelland utilise quant à lui pas moins de 20 à 25 couches d’images superposées. Plusieurs proviennent de cartes satellitaires ou topographiques, d’autres sont prises à l’aide d’un drone et même de télédétection par laser (lidar). En combinant le tout à un arpentage à la fine pointe de la technologie, on obtient une modélisation du terrain au centimètre près. Avant même le premier coup de pelle ou de râteau.

Gérer l’eau

Corvée annuelle au Mont Loup-Garou de Sainte-Adèle (photo par Guillaume Milette).

Corvée annuelle au Mont Loup-Garou de Sainte-Adèle (photo par Guillaume Milette).

«L’eau est le plus gros enjeu au Québec», affirme Frédéric Asselin, directeur général de la Vallée Bras-du-Nord, à Saint-Raymond, près de Québec. « Ils l’ont beaucoup plus facile en Arizona, poursuit-il, presque jaloux. Ici, nous avons des arbres, des racines, de la terre noire et des montagnes pleines de roches!» L’eau qui s’écoule fait ressortir ces obstacles du sol, ce qui fait dire à Frédéric Asselin que les sentiers les plus faciles sont ceux auxquels on porte une attention constante afin qu’il le reste.

Même au bas des pentes, l’eau est retenue par la végétation des champs ou s’accumule au fond des vallées pour former des marécages. Le constructeur doit donc évaluer la meilleure façon d’évacuer les eaux pluviales en fonction de chaque type de terrain. L’argile retiendra le liquide, alors que le sable partira avec le ruissellement. Vincent Landry, du Mont-Saint-Joseph, s’assure « de comprendre d’où vient l’eau et de s’arranger pour la diriger à l’extérieur de la bande de roulement en aménageant des sorties partout ! ».

Pour François Létourneau, il doit toujours y avoir une pente dans le sentier, et l’utilisation d’une pelle mécanique facilitera la construction de fossés de drainage. Un tuyau de plastique peut se boucher et demande davantage d’entretien. Ainsi, des pierres sont souvent utilisées en guise de pavés unis naturels afin de stabiliser certaines sections.

Dans tous les cas, les constructeurs revoient leur travail après la pluie afin de corriger le tir. « Comme un vin, ça prend une couple d’années pour avoir un sentier sur la coche ! » résume Frédéric Asselin, de la Vallée Bras-du-Nord.

Combien ça coûte ?

En construisant un réseau, on doit donc s’adapter au terrain, mais également décider de sa qualité.

« C’est comme pour les restaurants, fait remarquer François Létourneau. Il y a des chaînes de burgers et des cinq étoiles!»

En investissant davantage dans la construction, on gagnera du côté de l’entretien. «La majorité des vieux sentiers ont d’abord été pensés pour la randonnée pédestre, fait remarquer Jérôme Pelland. Ils sont donc devenus «techniques» par défaut [couverts de racines et de roches], et non en raison de leur design initial. »

Nouveau sentier gaspésien. (Photo Vincent Landry)

Nouveau sentier gaspésien. (Photo Vincent Landry)

Frédéric Asselin nous donne un aperçu des coûts : entre 5000 $ et 100 000 $ du kilomètre! «À la Vallée Bras-du-Nord, c’est en moyenne entre 20 000 $ et 25 000 $ du kilomètre, mais certaines sections plus imposantes ou plus éloignées peuvent faire grimper la facture jusqu’à 50 000 $ ou 75 000 $. » Au Québec, pour un sentier « de base », le coût initial est d’environ 15 000$ du kilomètre, et augmente entre autres en fonction des éléments à construire.

Ainsi, « pour des passerelles, il ne faut pas seulement acheter du bois, il faut également considérer le temps de construction et d’entretien», expose François Létourneau. La géomorphologie du terrain joue aussi un rôle important. Cet ex-athlète olympique explique que le travail sur les sentiers qu’il a réalisés dans la sablonneuse forêt Larose, dans l’Est ontarien, avançait de 30 m à l’heure, comparativement à 20 m à l’heure sur les rochers laurentiens, où il fallait souvent déplacer de la terre afin de former un fond, puis « enlever toutes les “petites patates” à la main ! » rigole-t-il en faisant référence aux innombrables cailloux à retirer. Le fait de devoir travailler manuellement les sections rocheuses au lieu d’utiliser une petite pelle mécanique a forcément un impact sur l’augmentation des coûts.

Ces frais, qui peuvent paraître élevés, sont pourtant des investissements. De l’Est ontarien jusqu’en Gaspésie, plusieurs responsables de centres de vélo de montagne constatent non seulement la croissance du tourisme, mais également une forte hausse du prix des terrains et des résidences à proximité, faisant par le fait même grimper les revenus fonciers des municipalités.

Selon le plan de développement stratégique 2018 d’Empire 47, à Lac-Delage, près de Québec, le réseau fournirait des retombées économiques de plus de 3,7 millions de dollars dans la région. À la Vallée Bras-duNord, les sentiers sont même entretenus en partie grâce à un programme de réinsertion pour les jeunes de 15 à 25 ans, financé par Emploi Québec.

Une étude de l’organisme Québec vélo de montagne estime que les retombées économiques pour la région de la Capitale-Nationale s’élèvent à environ 14 millions de dollars. Une somme qui pourrait encore augmenter si on se fie à celles de la région de Whistler, en Colombie-Britannique, évaluées en 2016 à presque 76 millions !

S’adapter

Jadis plus étroits et sinueux, les sentiers se sont modifiés au même rythme que les vélos de montagne. « C’est beaucoup plus intense aujourd’hui, explique François Létourneau, car les vélos pardonnent plus. » Sur le terrain, cela donne davantage de sens uniques, de virages plus larges et de pentes plus prononcées, qu’il aurait été presque impossible de descendre à l’ère des roues de 26 pouces et des guidons étroits.

Qui plus est, avec les ventes de vélos à assistance électrique (VAE) qui vont rattraper celles de vélos traditionnels d’ici peu de temps, les constructeurs se doivent de prévoir le coup. Certains centres cyclistes aménagent des pistes destinées aux VAE, mais la majorité des réseaux seront mis à jour graduellement. Avec le poids plus important des vélos et surtout des vitesses bien supérieures, des virages appuyés (berms) sont nécessaires, même en montée. Les zones de freinage – par exemple, après une longue descente ou avant une courbe – et celles d’accélération sont renforcées et stabilisées avec plus de pierres. Les rayons minimums des virages s’agrandissent aussi de 3 à 5 m afin d’accommoder ces plus grandes vitesses.

En outre des différents types de vélos, les sentiers sont conçus pour des publics cibles : 2 ou 3 % d’inclinaison sur les pistes pour enfants, 4 ou 5 % dans les sentiers de débutants ou les flow trails, et rarement plus de 10% pour les plus avancés. Ces principes sont ensuite adaptés aux terrains. Selon Jérôme Pelland, « tout dépend de la cohésion des particules. Le terrain est beaucoup plus friable à Baie-Comeau qu’à la Vallée Bras-du-Nord de Saint-Raymond. Les pentes sont donc moins inclinées afin d’éviter l’érosion ».

Les centres cyclistes doivent également s’adapter ces dernières années à une augmentation exponentielle des utilisateurs. De 15 à 20 % pour une année normale, l’augmentation est passée à presque 40 % en année de pandémie sur les 110 km de sentiers de la Vallée Bras-du-Nord, faisant parfois déborder le stationnement sur presque 2 km.

À Empire 47, l’achalandage sur les 64 km de sentiers a explosé de 80% en une seule année, forçant le positionnement d’employés pour diriger la circulation ainsi que l’ouverture d’un second stationnement.

Les usagers sont aussi plus variés. On trouve d’un côté un plus grand nombre d’experts intéressés à dévaler les dénivelés les plus pentus, mais également davantage de vieux routiers qui commencent à rouler dans la montagne ainsi que de jeunes familles. Empire 47 compte d’ailleurs un populaire programme d’initiation au vélo de montagne pour les enfants de trois à neuf ans.

Gérer le risque

Malgré cette augmentation soudaine du nombre de cyclistes, les responsables des centres demeurent assez calmes en ce qui concerne de possibles accidents. « On ne se mettra pas à capitonner les arbres partout », image Éric Léonard, le coordonnateur au Québec de l’International Mountain Bicycling Association. Il précise néanmoins qu’il faut utiliser son jugement. « Ça pourrait par contre être nécessaire si l’arbre est dans une sortie de saut. »

En fait, les risques sont gérés bien avant l’appel au 9-1-1. Par exemple, par un entretien constant des pistes pour éviter les ornières et par l’amélioration continuelle de la signalisation. Ou en concevant des pistes qui font ralentir le cycliste avant un virage et en calculant soigneusement les degrés des pentes.

Comme dans beaucoup de sports, il existe un risque inhérent à la pratique du vélo de montagne. Mais c’est aussi ce qui attire les foules avides d’un peu plus d’adrénaline que ce que peut offrir la marche en forêt.

Cela dit, les centres de vélo de montagne font face à un autre problème. En raison de la popularité grandissante de l’activité et à cause de quelques accidents, les primes d’assurance sont sérieusement à la hausse. Vélo Québec, qui offrait une assurance à ses organisations membres, n’est plus en mesure de le faire, les compagnies ne voulant plus couvrir les risques. Il reste donc la solution d’assumer la hausse ou de se fédérer (venant avec les exigences qui y sont liées) afin que les cyclistes puissent continuer de rouler avec confiance.

Des artistes

À la base de tout ce plaisir se trouvent des constructeurs de sentiers qui réfléchissent à nos pistes dans l’ombre des feuilles et des épines, ou même en se penchant sur des images prises du ciel. «C’est un travail difficile, reconnaît François Létourneau. Les moustiques, les longues heures, il faut que ça te passionne et que tu aies envie de rouler tes propres sentiers ! »

Ces designers sont à moitié ingénieurs et à moitié artistes. Avec la nature et le sol en guise de canevas, chacun met sa couleur personnelle dans nos terrains de jeux. François Létourneau sort courbes et berms du sol, lui rappelant peut-être ses longues heures de slalom en canoë-kayak. Vincent Landry élève des ponts inclinés sur la montagne gaspésienne, tandis qu’à Québec nous avons droit à des pump tracks sablonneuses et des descentes sur des rochers pentus.

Dans tous les cas, nous sommes de plus en plus nombreux à goûter le plaisir de rouler sur ces magnifiques oeuvres d’art.


Vous voulez voir à quoi ressemblent une corvée de sentiers ? Visionnez la vidéo !