Le feu des Mapuches

Impossible de passer à côté en traversant la région de l’Araucanie au centre-sud du Chili – graffitis sur les abris d’autobus, constantes pannes d’électricité, forêts de pins à perte de vue. Je suis en plein territoire des peuples mapuches et ça brasse.

La forêt chilienne

« Qui ne connaît pas la forêt chilienne ne connaît pas cette planète. 
C'est de ces terres, de cette boue, de ce silence que je suis parti cheminer et chanter à travers le monde. »
- Pablo Neruda, El bosque chileno

Le plus célèbre des poètes chiliens ne reconnaîtrait probablement pas sa forêt aujourd’hui. Depuis l’avènement du général Pinochet, en 1973, des millions d’hectares de cette végétation indigène et unique au monde ont été remplacés par deux types d’arbres : le pin et l’eucalyptus.

Autrefois terres publiques, ces immenses territoires ont été vendus à rabais à une poignée de compagnies forestières. Et pendant plus de vingt ans, 75% des coûts de plantations leur ont même été remboursés par le gouvernement. Le bois sur ces 2,5 millions d’hectares constitue aujourd’hui la seconde plus importante exportation du pays.

Et ça paraît.

À vélo, je traverse ces monocultures des journées durant. Des rangées sans fin de grands pins, parsemées ici et là de bosquets d’eucalyptus, reconnaissables à leurs feuilles d’un vert plus pâle et presque bleuté. Ces grandes étendues ne sont restreintes que par les coupes à blanc dont sortent des flots de camions remplis des troncs coupés. Bien que de façon moins rapide qu’à l’époque du général, la déforestation continue toujours aujourd’hui. Selon une étude, la forêt indigène pourrait complètement disparaître à l’extérieur des parcs nationaux.

Avec ce bois partent aussi les revenus du principal secteur économique de la région. Une région qui appartenait historiquement aux peuples mapuches.

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Les Mapuches

Territoire actuel des Mapuches au Chili et en Argentine (source: newworldencyclopedia.org).

Territoire actuel des Mapuches au Chili et en Argentine (source: newworldencyclopedia.org).

Les Mapuches – dont le nom signifie « gens de la terre » – sont une communauté de peuples aborigènes partageant la même langue et qui habitent cette région de l’Amérique du Sud depuis plusieurs centaines d’années. Au 15e siècle, c’est face à eux que l’avancée de l’Empire inca s’arrêta. Puis les conquistadors espagnols à leur tour s’y buttèrent, et l’Araucanie ne fut jamais conquise. Jusqu’à ce que le Chili et l’Argentine deviennent indépendants au 19e siècle et souhaitent chacun pousser vers le Sud plus rapidement que son voisin.

Cette histoire est d’ailleurs bien semblable à celle des Amérindiens du Canada et des États-Unis, qui se trouvèrent pris contre ces nouveaux pays qui faisaient la course vers la conquête de leurs Ouest respectifs.

Les Mapuches, qui vivaient de la forêt et d’agriculture de survivance, se trouvent ainsi pris au dépourvu lorsque les forêts changèrent sans qu’ils n’en tirent grand profit. À partir de ces années 1970 de changement, plusieurs se mettent alors à travailler pour ces immenses compagnies, mais à des salaires de crève-faim.

Au fil des années, les travailleurs réclament leurs droits et sont de plus en plus vocaux. En 2007, une grève est déclenchée pour l’amélioration de leurs conditions de travail. Celle-ci est jugée illégale et des policiers abattent des travailleurs manifestants.

En 2009, la Cour suprême du Chili reconnaît le droit des Mapuches à accéder à leurs sites ancestraux pour y cueillir des herbes médicinales traditionnelles. Trop peu, trop tard, ces plantes sont aujourd’hui bien rares parmi les monocultures. Et sans terres à cultiver, beaucoup d’habitants se sont exilés dans les grandes villes. De ceux qui restent, 30% vivent sous le seuil de la pauvreté. Ces communautés qui forment 10% de la population du pays sont parmi les plus pauvres du Chili.

Victor, un Mapuche qui peine à vivre sur sa petite terre face à la compétition mondiale.

Victor, un Mapuche qui peine à vivre sur sa petite terre face à la compétition mondiale.

La souriante Margarita, derrière le comptoir de son restaurant à Cañete.

La souriante Margarita, derrière le comptoir de son restaurant à Cañete.

La résistance

Toutes ces informations, je les obtiens en faisant mes recherches de plusieurs sources en ligne, mais aussi en parlant avec la population locale que je croise au quotidien. Peu vocaux sur leur situation, surtout face à l’étranger que je suis, je gagne néanmoins leur confiance comme je le fais généralement à travers le monde : en m’intéressant sincèrement à eux et en gardant le sourire. C’est ainsi que Margarita, la charmante propriétaire d’un petit casse-croûte m’explique les nombreux signes de résistance retrouvés sur les arrêts d’autobus, devant les écoles et les bâtiments publics.

Territoire mapuche.

Territoire mapuche.

La nation mapuche résiste.

La nation mapuche résiste.

Cette école est contre la violence. Nous sommes Mapuches, pas des terroristes.

Cette école est contre la violence. Nous sommes Mapuches, pas des terroristes.

J’apprends que la population n’est pas entièrement d’accord avec ces gestes de résistance, comme les incendies de forêts, de pneus, ou les nombreux graffitis. Mais que peuvent-ils faire d’autres lorsque le gouvernement envoie l’armée sur place ?

Il est aussi difficile de savoir quelle est la cause précise des feux de forêts et des pannes d’électricité. En plus d’acidifier le sol et de contaminer les rivières pour les habitants et les animaux, les pins tirent chacun plus de 20 litres d’eau par jour du sol. Et ceux-ci comme les eucalyptus contiennent des résines et huiles hautement inflammables. L’été de l’hémisphère Sud cause donc parfois des étincelles même de façon naturelle.

Mais il y a plus.

Les grandes forestières ayant tout misé sur la monoculture, il n’est pas rare que des parasites infestent de grands pans de ces nouvelles forêts. L’assurance remboursera les dommages causés par les flammes, mais pas la destruction naturelle des arbres par des insectes. Et étrangement, les camions démolis par le feu sont souvent vidés préalablement de leur chargement.

De là à dire que les grandes forestières mettraient eux-mêmes le feu à leurs arbres contaminés en mettant le blâme sur les indigènes, il n’y a qu’un pas… Surtout que ces compagnies évaluées à plusieurs milliards de dollars ont par le passé été impliquées dans plusieurs situations documentées de corruption, de saccages, de conspirations et de collusions au Chili.

Les bomberos

Alejandro (19 ans) et Ricardo (37 ans), deux pompiers au village de Freire.

Alejandro (19 ans) et Ricardo (37 ans), deux pompiers au village de Freire.

Au milieu de tout ça se trouvent les pompiers – les bomberos – qui travaillent sans arrêt. Plusieurs tombent même au combat qui fait rage quotidiennement. Je m’arrête une nuit profiter de l’hospitalité de la petite caserne du village de Freire. Je plante ma tente dans l’herbe fraiche, contre le mur extérieur du garage.

Soixante-six des 70 pompiers employés ici sont des réservistes, et plusieurs semblent s’endormir sur place alors que ce n’est que le début de la soirée. Ils seront réveillés bien assez vite par une nouvelle alarme qui retentit dans tout le village. Du renfort arrivent à la course, en auto ou en vélo, et tous repartent aussi vite. Jamais ils ne mettront la faute sur qui que ce soit. Le travail doit être fait et il sera fait.

Le lendemain, j’apprendrai qu’un pompier de la caserne voisine de Freire aura perdu la vie cette nuit-là.

Le calme avant le prochain appel.

Le calme avant le prochain appel.

L’alarme résonne dans tous les villages, les réservistes arrivent en auto, en courant ou à vélo.

L’alarme résonne dans tous les villages, les réservistes arrivent en auto, en courant ou à vélo.

Des hélicoptères sont à l’œuvre près du village de Carahue.

Des hélicoptères sont à l’œuvre près du village de Carahue.

Les tensions latentes et la sécheresse font partie de la vie normale partout dans cette région. Je demande à un fermier pourquoi autant de maison semblent ici posséder son propre château d’eau personnel, malgré l’eau courante municipale. Il me répond que l’approvisionnement de cette eau fait souvent défaut et qu’il est plus prudent d’en faire réserve lorsque c’est possible.

Ailleurs au Chili, le reste de la population est cependant loin de cette réalité. Ils ne connaissent des Mapuches et des forestières milliardaires que ce qu’ils peuvent lire à l’occasion dans les grands médias. Une vérité bien souvent incomplète et tordue.

Pourtant, la première résistance est d’abord la connaissance. Et mon écoute, ce partage, ces quelques photos, c’est la petite épaule à la roue que je peux offrir à ce peuple en échange de leur histoire, de leur hospitalité et de leur confiance.