Carretera austral : Une légende pour cyclotouristes avertis

Au sud du Chili se trouve la Carretera Austral, l’une des routes les plus légendaires pour les cyclovoyageurs hardis. Entre les glaciers imposants et les lacs turquoise, j’ai remonté ce long chemin aux mille paysages.

Cet article a d’abord paru dans l’excellent magazine Vélo Mag, édition novembre-décembre 2019.

 

 

Il apparaît bien étroit sur la carte, coincé entre l’océan Pacifique et la haute cordillère des Andes. Mais ce qui lui manque en largeur est largement compensé par son imposante longueur. Le Chili a beau n’occuper en moyenne que 170 km en longitude, il s’étend des eaux de l’Antarctique à l’hyperaridité du désert d’Atacama. C’est presque aussi long que le Canada est large.

Avec toute cette diversité, le Chili est possiblement le plus beau pays que j’aie visité. Particulièrement le long de ces quelque 1240 km – à moitié non pavés – sur lesquels se déroule la Carretera Austral.

Des lacs bleu azur, des fjords majestueux, plusieurs volcans encore actifs, des glaciers partout où le regard se pose… je pourrais facilement m’arrêter deux fois par kilomètre afin d’admirer le décor.

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L’autoroute du général

La Carretera – qui signifie « autoroute » en espagnol – est relativement récente. Sa construction, qui a débuté en 1976 sous l’impulsion du régime dictatorial du général Augusto Pinochet, a duré 12 ans avant de mener à l’ouverture officielle. À l’époque, la seule façon de se rendre dans toutes ces petites communautés isolées du sud du pays était de passer par l’Argentine. Mais dans un climat de tension avec ce voisin, surtout après que le Chili eut appuyé le Royaume-Uni lors de la guerre des Malouines (Falkands), le développement d’une meilleure route du côté chilien était devenu nécessaire.

Régime militaire oblige, 10 000 soldats se sont attelés à la tâche pour construire des dizaines de ponts et déplacer des millions de tonnes de pierres. La construction continue encore aujourd’hui. Plus lente, mais faisant son chemin vers le sud, histoire de remplacer progressivement la gravelle par de l’asphalte.

Malgré la longueur de la route, la population desservie n’est que d’une centaine de milliers de personnes, dont près de la moitié se trouvent à Coyhaique, la plus grande ville de la région. Il ne manque donc pas d’endroits où camper !

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Du sud au nord

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Arrivant de la Terre de feu, tout au sud de l’Amérique du Sud, j’ai naturellement commencé mon circuit sur la Carretera par ce point cardinal. À Puerto Yungay plus précisément, où un traversier passant à travers des fjords léchant le Pacifique m’avait débarqué. La route de gravier, sauvage et entourée de grands conifères, y est ici bien souvent détrempée. Dans certaines vallées, il ne tombe pas moins de 4000 mm de pluie par année. C’est 600 mm annuellement à Londres, pourtant réputé pour son climat humide ! Je pédale vêtu d’un pantalon de pluie et muni de gants de vaisselle jaunes en caoutchouc. Sans réellement nécessiter de suspension, le cyclotourisme ici demande néanmoins un vélo et des porte-bagages robustes ainsi que des pneumatiques assez larges. Les miens font deux pouces de large, et ce n’était pas trop.

Seuls les habitants de quelques villages accrochés aux fjords et les travailleurs d’estancias (ranchs) de montagnes peuplent ces lieux. Je croise de temps à autre des gauchos, ces fermiers sud-américains qui amènent leurs troupeaux bovins d’un champ à un autre. L’un d’entre eux, pourtant bien en selle sur son grand cheval, doit être âgé d’à peine six ans. L’isolement de sa maison et la difficulté de son futur métier ne l’empêchent pas d’être à la mode, avec son béret noir et ses petites bottes de pluie ornées de dessins d’autos de course.

Pour les cyclistes, l’application iOverlander aide à trouver des perles rares d’hébergement sur la route, que ce soit des maisons abandonnées où l’on peut se loger et même faire du feu, chez des habitants qui abritent et nourrissent les nombreux aventuriers sur deux roues, ou sur des petits chemins cachés qui mènent à des rivières indomptées au bord desquelles on peut poser son campement.

À mesure que je monte vers le nord et que les nuages se dissipent dans ce coin du sud chilien, la nature apparaît encore plus magistrale. Je repousse le capuchon de mon manteau vers l’arrière, enlève mes couvre-chaussures et quelques couches de vêtements, et prends une énième pause de contemplation. Les montagnes dévoilent leur beauté, avec des glaciers presque partout à l’horizon. Les cascades et les grandes chutes sont omniprésentes et pures. La très grande majorité du temps, j’y puise même directement mon eau, que je bois sans la filtrer.

Route populaire

Le chemin a beau être fréquemment ondulé, en forme de vieille planche à laver, il est parfois presque aussi occupé qu’une piste cyclable. Je croise à l’occasion de 20 à 30 cyclistes en une seule journée. C’est exceptionnellement achalandé pour cette route du bout du monde. Les autres voyageurs sont Européens pour la plupart : Anglais, Allemands, Français, Hollandais. Quelques Australiens aussi.

On rencontre aussi beaucoup de Sud-Américains, généralement reconnaissables de loin à leur équipement plus hétéroclite. La moitié sont des voyageurs au très long cours, alors que les autres sont venus explicitement pour rouler environ un mois la longueur de la Carretera, ou bien une section de celle-ci. Plusieurs ont même pris une décision de dernière minute et ont loué des vélos sur place, le plus souvent à partir de Puerto Montt, à l’extrémité nord du chemin.

Parmi tous ces cyclistes, on trouve des aventuriers de tous âges (même une dame de 77 ans !), des couples, des filles seules. Quelques familles aussi, comme ce couple français accompagné de leurs filles de 6, 8 et 10 ans, se promenant à vélo une année durant en Amérique du Sud.

Puis, en plus des cyclistes, on trouve aussi (malheureusement !) plusieurs gros véhicules récréatifs. Ces camions m’enveloppent dans d’horribles nuages de poussière chaque fois qu’ils me dépassent à grande vitesse. J’en profite souvent pour me tasser sur le côté et admirer la vue. Ce que ces chauffeurs pressés font beaucoup moins dans leur cage d’acier.

Quelques gauchos arborant le béret noir traditionnel ramènent leur bétail à la maison en fin de journée.

Quelques gauchos arborant le béret noir traditionnel ramènent leur bétail à la maison en fin de journée.

En bonne compagnie

Je roulais en compagnie de mon ami allemand Freddy, rencontré au hasard du chemin au Tadjikistan quelques années plus tôt et retrouvé il y a quelques semaines en Amérique du Sud. Nous avons rencontré un Italien – roupillant en bordure du chemin – peu après le village de Puerto Río Tranquilo.

Davide vient de Turin et fait son premier grand voyage à vélo. Nous joignons tout naturellement nos coups de pédale et commençons à discuter. Il admet sans gêne avoir apporté un peu trop de vêtements chauds, mais maintient que son litre d’huile d’olive et sa robe de chambre en soie sont des éléments nécessaires dans ses bagages ! Avec son aide, nos soupers au bivouac deviennent tout à coup beaucoup plus raffinés. Nous faisons régulièrement cuire notre viande sur les braises d’un feu de camp, peut-être un peu en hommage à la cuisine de ce pays fou de barbecue. Et nous accompagnons celle-ci de légumes, de riz et de salade. C’est souvent aussi très drôle, comme lorsque je suis témoin de la remontrance extrême que Davide fait subir à l’Allemand qui, pour pallier le manque de sauce sur nos pâtes, avait proposé d’ajouter du ketchup !

L’asphalte revient sous nos six pneus peu avant le Cerro Castillo. Après plusieurs centaines de kilomètres à se faire brasser sur le ripio, la version espagnole de la garnotte, notre plaisir est au paroxysme. Davide s’arrête même pour embrasser le bitume, « à la Jean-Paul II ».

Le trio badass : Freddy, moi-même et Davide, le temps d’une petite pause photo devant l’un des nombreux glaciers surplombant la route.

Le trio badass : Freddy, moi-même et Davide, le temps d’une petite pause photo devant l’un des nombreux glaciers surplombant la route.

Terre de catastrophes

Plus au nord, deux grandes catastrophes naturelles nous rappellent qu’il ne faut pas se fier au calme apparent de la cordillère des Andes.

Par exemple, le village de Villa Santa Lucia a reçu de plein fouet, en décembre 2017, une partie de la falaise le surplombant. Après une soudaine pluie diluvienne, une partie d’un glacier s’est détachée et s’est mise à glisser à une vitesse folle dans la vallée vers le petit village de 140 habitants. Quelques dizaines de maisons et d’édifices publics ont été détruits par l’inondation et les incendies subséquents. Vingt-deux personnes ont perdu la vie dans ce tout petit village, qui peine depuis à s’en remettre.

Puis, à peine à 75 km au nord de Villa Santa Lucia, notre trio arrive ensuite dans la petite ville de Chaitén. C’est ici, en 2008, que le volcan du même nom, que l’on croyait endormi depuis des milliers d’années, s’est réveillé. Ses cendres se sont élevées jusqu’à une trentaine de kilomètres d’altitude, et ont été portées par les vents de l’est jusqu’à forcer la fermeture de l’aéroport de Buenos Aires, à plus de 1000 km de là.

D’immenses coulées de boue ont rasé une bonne partie du village et ont même fait dévier le fleuve voisin, qui lacère maintenant la ville en deux. Chaitén compte aujourd’hui un peu moins d’habitants qu’à l’époque, tous n’étant pas revenus rebâtir leur maison. Malgré tout, le tourisme se développe, la ville continue de grandir et le moral va mieux. J’achète un completo – long hot-dog chilien garni de tomates, de purée d’avocat et de mayonnaise – afin de faire ma part pour l’économie locale.

Au paradis

La nature change une fois de plus, sur la dernière centaine de kilomètres avant la fin de la route. Dans un petit détour vers un chemin côtier, les montagnes et la forêt font soudainement place à l’air salé du large. De minivillages colorés sont accrochés à la côte, non sans rappeler des paysages de la Côte-Nord québécoise. Les églises sont nombreuses et peintes en couleurs éclatantes : jaune, rouge, bleu... Le long de la route, nous voyons défiler plusieurs bateaux de pêche et même quelques petits chantiers navals où des ouvriers sont penchés sur les charpentes de nouvelles embarcations en bois.

Après le paradis sauvage du sud, mes amis européens et moi tombons finalement sur un paradis de moules. Il y en a des milliers sur la plage de galets à marée basse. Nous en ramassons quelques dizaines, que nous faisons cuire à notre campement. Difficile de trouver mieux !

Difficile de trouver mieux que toute cette route, en fait. Moins facile d’accès pour les automobiles, la Carretera peut encore certainement rester en dehors des sentiers touristiques plus confortables. En échange, le visiteur a droit à des paysages plus grands que nature et à un calme presque inégalé.

On peut faire de belles rencontres sur la Carretera austral, entre autres les chèvres d’Arturo.

On peut faire de belles rencontres sur la Carretera austral, entre autres les chèvres d’Arturo.

Repères

QUAND Y ALLER ?

• La route de 1240 km qui file à travers la Patagonie relie la ville de Puerto Montt, au nord, à celle de Villa O’Higgins, au sud. La meilleure saison pour visiter cette région située dans l’hémisphère Sud est durant notre hiver québécois.

COMMENT S’Y RENDRE ?

• De Santiago, la capitale, il est possible de prendre un vol intérieur vers les petits aéroports de Puerto Montt, au nord, ou de Balmaceda, au centre, pour moins de 100 $ l’aller-retour. L’autobus est aussi une option.

• Tout au sud, le choix est plus limité. Une route et un traversier se rendent de l’Argentine à Villa O’Higgins, pour les cyclistes et les piétons seulement. Des traversiers permettent aux automobiles de partir de Puerto Natales, au sud du Chili, afin de se rendre dans les petits hameaux de Puerto Yungay et de Caleta Tortel.

OÙ DORMIR ?

• Les possibilités de camping sauvage sont légion, mais requièrent parfois de sauter quelques clôtures. La population a beau être très peu dense, les terres sont généralement encerclées de barrières.

• Il existe aussi de nombreux campings payants (environ 5 $) où l’on trouvera des tables à pique-nique, de l’eau et un terrain plat.

• Enfin, les gîtes sont aussi très répandus et coûtent environ 20 $ par personne.