Les trois vies de Jeannette

À partir d’une enfance sans électricité, Jeannette a par la suite vu et adopté toutes les technologies. En l’espace d’une vie, ses conversations passeront ainsi d’un téléphone à cornet à celles sur Facetime et autres Skype. En même temps, sa vie prendra quelques détours si importants que j’ai l’impression que ma grand-mère a vécu trois vies en une seule.

Jeannette, la mère de ma mère, est née dans la campagne de l’est ontarien en août 1934. Une dizaine d’années plus tard, la venue du téléphone dans sa maison familiale constitua une véritable révolution technologique. Mais il fallait partager l’innovation avec les voisins, connectés sur la même ligne. Le lourd appareil accroché au mur de la cuisine retentissait ainsi d’un nombre différent de sonneries selon la maison pour qui l’appel était destiné. Deux coups chez les Bertrand et la petite Jeannette. Un, trois, ou plus pour les Laviolette ou les Péladeau. Cinq maisons se partageaient ainsi la même connexion et chacun devait attendre d’être certain du nombre de sonneries avant de décrocher le grand récepteur à cornet.

C’est surtout après le décès de sa fille – ma mère – il y a quelques années que je me suis davantage rapproché de ma grand-mère. Mais ce n’est que récemment que j’ai réalisé que je ne connaissais presque rien de son enfance. Et que si j’avais passé mes dernières années à poser des questions à des centaines de personnes autour du globe, je ne l’avais pas encore fait avec elle.

Assis avec ma mam, comme je l’appelle gentiment depuis mon enfance, j’ai donc commencé à prendre des notes. À son grand étonnement.

« Je ne suis pas comme toi, me dit-elle, je n’ai pas d’histoires à raconter, moi ».

Oh mam, me dis-je, commençant à le réaliser, mais toute ta vie est une histoire !

 
Ma grand-mère Jeannette aujourd’hui, photographiée dans son potager.

Ma grand-mère Jeannette aujourd’hui, photographiée dans son potager.

 

1ère vie : L’enfance

À mesure que Jeannette fouille dans ses souvenirs d’enfance, j’ai l’impression de voir se dérouler Les Filles de Caleb sous mes yeux.

« Je prenais le traineau à chiens des Carrière pour aller à l’école l’hiver… Je faisais mes devoirs à la lumière d’une lampe à l’huile. Puis au propane à laquelle il ne fallait pas y toucher quand elle était chaude car elle pouvait éclater… Nous avons eu l’électricité à la maison quand j’avais 12 ans. »

Dans cette époque de « l’ancien temps », la mère de Jeannette est celle qui a inculqué la première des valeurs féministes à ses filles, et à ses garçons. À tous, elle leur a appris l’importance d’être indépendant. Mon arrière-grand-mère Marie-Ange faisait alors quelques travaux de couture pour lesquels elle se faisait payer. Et elle gardait ces montants secrets. « Votre père n’a pas à savoir combien j’ai dans mon compte de banque. », disait-elle à ses enfants.

La petite Jeannette, l’air haïssable pointée au crayon bleu sur une vieille photographie.

La petite Jeannette, l’air haïssable pointée au crayon bleu sur une vieille photographie.

Ma grand-mère, bien avant qu’elle soit ma grand-mère, en compagnie de ses deux sœurs plus âgées.

Ma grand-mère, bien avant qu’elle soit ma grand-mère, en compagnie de ses deux sœurs plus âgées.

Les années ont passé et j’apprends que Jeannette a sauté deux années d’école : sa 2e et sa 10e. « La seule matière qui était plus difficile était le latin en 11e année. », ajoute ma grand-mère. Un peu normal considérant qu’elle venait de sauter directement par dessus Latin 1, enseigné en 10e année. Puis elle se dirigea à l’université où elle fit une année à « l’école normale », comme on appelait alors la Faculté d’éducation. À 18 ans, elle devenait institutrice.

Comme enseignante, elle dirigeait tous les niveaux du primaire en même temps au sein d’une toute petite école de rang. Un des élèves les plus âgés, « le petit Bougie », n’était guère plus jeune qu’elle. Il dérangeait pourtant constamment le reste des étudiants, de façon à attirer l’attention de sa jeune et jolie maîtresse d’école. Jeannette a donc dû un jour lui expliquer que leur relation n’irait jamais plus loin que seulement professionnelle. Elle le nomma néanmoins officieusement assistant-professeur. Ce qui eût pour effet de le transformer du jour au lendemain en élève modèle !

2e vie : Le mariage

Jeannette rencontre au même moment Robert, qui allait devenir l’année suivante son époux. Le mariage a lieu avant même ses vingt ans.

Elle continua ensuite quelques années à enseigner. Mais dès la naissance de ma mère, elle resta à la maison pour s’occuper d’elle. Dans le village de L’Orignal des années 50, une femme ne travaillait pas si elle avait des enfants. Même si elle n’avait que la jeune vingtaine.

« Je ne connaissais rien quand Diane est née, me dit Jeannette. J’avais 21 ans, et c’est le livre du Dr. Spock sur comment élever ses enfants qui m’a aidée le plus. »

C’est cette partie de sa vie sur laquelle ma grand-mère est la moins loquace. Probablement celle où elle a été la moins épanouie aussi.

Après quelques années de mariage, son mari devient plus possessif. Ma grand-mère si pétillante me raconte être devenue plus renfermée. Puis elle s’ennuyait à la maison. Elle a commencé par accepter du travail de remplacement, et ensuite à faire du porte à porte pour le Bureau fédéral des statistiques lorsque ses deux enfants étaient à l’école. Quitte à ensuite devoir justifier ses allers et venues et ses conversations.

 
19 ans à peine, à Noël 1953, quelques mois avant son mariage, Jeannette (2e sur l’image) n’a rien à envier au look des actrices hollywoodiennes.

19 ans à peine, à Noël 1953, quelques mois avant son mariage, Jeannette (2e sur l’image) n’a rien à envier au look des actrices hollywoodiennes.

 
Avant-dernière sur la photo, en joueuse de hockey. Début trentaine, vers 1967.

Avant-dernière sur la photo, en joueuse de hockey. Début trentaine, vers 1967.

Quelques passages de cette vie font néanmoins sourire la mère de ma mère. Comme cette partie de hockey vers 1967, où les mères des jeunes joueurs s’affrontaient sur la glace dans le cadre d’un tournoi à Toronto.

« Tu étais bonne au hockey ?! », que je lui demande complètement abasourdi lorsqu’elle m’avoue avoir compté plusieurs buts cette journée-là. Je peine à imaginer ma grand-mère patiner et batailler pour une rondelle. En fait, on imagine bien souvent difficilement une grand-mère être autre chose qu’une grand-mère.

Elle rigole un peu. « Non ! J’étais nulle ! Mais toutes les autres femmes l’étaient encore plus ! »

Elle se remémore ensuite ses nombreuses visites la même année à la grande exposition universelle à Montréal.

« J’ai visité plusieurs fois tous les kiosques des pays. C’était la première fois qu’on voyait toutes ces cultures rassemblées. Je me souviens particulièrement des bijoux de Tunisie fabriqués avec des filaments d’argent. »

C’est peut-être cette exposition qui lui a donné le goût de retourner à l’école. Probablement davantage son caractère curieux qui refaisait surface.

Jeannette s’est ainsi inscrite à des cours auprès de l’Université d’Ottawa. Elle a suivi certains de ceux-ci par correspondance, d’autres à une école locale qui servait de campus régional. Pendant plusieurs années elle a ainsi accumulé assez de crédits pour obtenir un baccalauréat en psychologie. À la fin de sa quarantaine, elle a complété sa dernière session à l’été en se louant un appartement à Hull (comme on appelait alors cette partie de Gatineau).

Quelques mois plus tard, elle demandait le divorce.

3e vie : La renaissance

La décision de se séparer avait été prise et gardée secrète pour de nombreuses années. Ces études faisaient partie du plan. À l’époque, une femme divorcée se retrouvait généralement sans moyens. En plus du stigma plus important, la loi n’incluait pas de partage du patrimoine familial. Puis pour des raisons personnelles, Jeannette souhaitait attendre le mariage de sa fille avant de se séparer. Pour pouvoir lui offrir la plus belle des journée sans aucun tracas.

Diplôme en poche et fille mariée, la loi fédérale se modernisa ensuite au même moment. Jeannette pourrait donc partir sans risquer de se retrouver à la rue.

« Tu avais donc environ 50 ans ? », que je lui demande. « Je suis partie le 26 avril, à 49 ans. », se rappelle-t-elle précisément. Sa mémoire de 85 années ne fait pas défaut.

Elle a ensuite vécu 2 ans à Hawkesbury, à 10 minutes de son ancienne vie. Puis elle a déménagé dans les Laurentides, où elle habite toujours. D’abord à Val-David, puis à Ste-Adèle. « J’ai pris possession de ma maison le 9 juin 1987, et j’y ai habité jusqu’au 29 octobre 2013. », se souvient-elle une fois de plus avec une étonnante précision. Elle ajoute avec un brin de nostalgie que « c’était des jours mémorables pour moi dans cette maison. J’aimais beaucoup y recevoir ma famille et mes amis. ».

 
Devant sa maison à Sainte-Adèle dans les Laurentides.

Devant sa maison à Sainte-Adèle dans les Laurentides.

 

J’ai vraiment l’impression que pour cette troisième vie, Jeannette avait entièrement repris le contrôle de toutes ses décisions.

Elle se mit à la peinture. Ses paysages prenant de plus en plus de détails et d’assurance à mesure que les fleurs s’ajoutaient à sa maison, à sa vie et à ses toiles.

Elle commença aussi à voyager. Avec des amies, sa soeur ou son frère, elle est ainsi allée au Brésil et au Costa Rica au début des années 1990, bien avant que ces destinations deviennent connues. Elle a loué une auto en Europe avant de se promener du Portugal à l’Allemagne en passant par l’Espagne, la France et l’Italie. Elle a serpenté la Roumanie et la Bulgarie, a vogué sur un voilier en Méditerranée près de la Grèce.

Mais au-delà que ces destinations cochées sur un atlas, cette Jeannette a pu laisser libre cours à sa curiosité. Elle s’est mise à lire sur la politique internationale, sur l’histoire et la géographie des pays, sur les avancées technologiques. C’est cette femme que j’ai connue et que j’aime.

Elle et moi parlons couramment de ces nouvelles technologies. Surtout que nous communiquons généralement par appels Facetime depuis mes absences prolongées du Canada des dernières années. Ces conversations technologiques vont des mises-à-jour de Windows sur son portable à la recherche spatiale. « C’est possible de parler à ceux qui orbitent autour de la Terre, c’est pas magnifique ça ?! », s’enthousiasme-t-elle.

Internet est selon elle le changement technologique qui l’a le plus affectée.

« Tu peux apprendre tellement de choses sur n’importe quel sujet avec Internet. Comme la signification d’un mot sans dictionnaire. Je garde quand même mon dictionnaire en souvenir des moments où je l’ai lu. »

Parfois, nous parlons de l’immense bond technologique qui s’est déroulé dans sa seule existence. « Qu’est-ce que tu crois que ce sera quand je serai moi-même vieux ? » que je lui demande. « Tu vas probablement aller te balader sur la Lune comme dans un autre pays. Peut-être sur Mars… mais je n’en suis pas sûre. » Elle demeure quand même prudente dans ses extrapolations !

19-10-19 - Jeannette et Jonathan.jpg

Aujourd’hui, ma chère grand-mère Jeannette porte un appareil auditif, a de la difficulté à voir, et doit se promener chez elle comme à l’épicerie avec sa loupe pour l’aider. Mais elle continue de s’adapter et de garder sa vivacité. À plus de 85 ans, elle vient de commencer à dicter un livre de fiction sur un nouvel iPad qu’elle s’est procurée spécifiquement pour ce projet !

Le soleil étant plus présent à sa résidence que sur le terrain boisée de son ancienne maison, elle s’est notamment aussi découverte une nouvelle passion pour le jardinage dans son potager. Elle marche aussi dans le sentier derrière chez elle, regarde la majestueuse falaise changer constamment de couleur derrière son salon et continue de voir les côtés positifs dans tout ce qu’elle a. Toujours indépendante comme sa mère lui a apprise, elle me dit être comblée dans sa vieillesse.

L’âge est dans la tête, bien que c’est à 90 ans que ma grand-mère prévoit être « officiellement vieille. » Dans 5 ans.

« Parfois, je m’imagine à cet âge. Je serai habillée de noire, avec un chapeau, une canne. J’aurai le dos courbé mais la tête haute. »

Ma mam n’a jamais porté de chapeau et elle me raconte ça habillée d’un chandail rouge et blanc orné de papillons colorés…!

Elle garde peut-être le noir pour sa 4e vie.