La lassitude du pédaleur de fond

Les années à pédaler les routes du monde s’entassent dans ma tête et dans mes jambes. Si la première année était celle de l’adaptation et de l’apprentissage, les suivantes sont progressivement devenues une routine s’apparentant presque à un travail normal. J’ai dû à quelques reprises retrouver les raisons pour lesquelles je poursuivais ce chemin.

Cet article a d’abord paru dans l’excellent magazine Vélo Mag, édition avril 2020.


Il y a déjà quatre ans que j’ai quitté le confort d’un travail de bureau pour dormir dans ma tente et aller à la rencontre des habitants de ce bon monde. Durant six mois, j’ai pédalé du Royaume-Uni au Kirghizistan, en Asie centrale. Puis ma route a continué en Asie du Sud-Est pour la même durée. Quelque 15 000 km après mon départ, j’ai commencé à me demander pourquoi je roulais d’un endroit à l’autre.

L’humain s’habitue à tout, des bruits du bétail curieux venant se frotter à la tente jusqu’à la pauvreté et la pollution présentes aux quatre coins du monde. Tout ce qui surprend ou saute aux yeux au début devient progressivement normal. Un peu comme on ne remarque plus les murs et particularités d’une maison dans laquelle on habite depuis un certain temps.

Dans un premier long voyage à vélo, tout est nouveau au commencement, de la même façon que la première année dans un nouvel emploi est la plus exigeante: Il faut tout apprendre, puis les tâches deviennent routinières. En cyclotourisme, cette routine prend la forme de ranger son campement ou son équipement, rouler, manger, discuter, répondre aux mêmes questions – D’où viens-tu ?, Où vas-tu ? –, pédaler et se nourrir de nouveau, et enfin se poser pour la nuit.

Une pause dans un hôtel bon marché au Laos.

Une pause dans un hôtel bon marché au Laos.

La longue montée du Los Libertadores, en Argentine.

La longue montée du Los Libertadores, en Argentine.

Après un an, donc, j’avais davantage de difficulté à saisir le plaisir présent, et la question me revenait souvent: où allais-je avec cette aventure? Les nombreuses difficultés étaient toujours quotidiennement renouvelées, toutefois j’avais moins envie et moins la force mentale de les surmonter.

Par un heureux hasard, j’ai alors reçu et accepté une offre d’emploi en Malaisie. Je me suis posé un an dans ce pays et y ai compris que j’aimais toujours autant voyager à vélo et découvrir les paysages, mais que je n’avais tout simplement pas pris suffisamment le temps de m’arrêter. Je suis donc reparti. Et dorénavant, je reviens deux fois par année au Canada. Je fais également halte de quelques jours ici et là, le temps de reprendre mon souffle et de retrouver mon émerveillement quotidien.

Et apparemment, je ne suis pas le seul à penser ainsi.


Aldo Andolfo

J’ai rencontré Aldo à la frontière du Laos et du Cambodge. Il remontait vers le nord, j’allais en sens inverse. Nous avions échangé notre argent, troquant la devise du pays que nous quittions pour celle de celui où nous nous rendions, de même que quelques conseils concernant les lieux que l’un ou l’autre avait visités.

Pour la rédaction de cet article, je n’ai eu à envoyer qu’une seule question sur sa motivation à cet ambulancier français pour qu’il me réponde longuement via Facebook.

« J’avais originalement prévu trois ans pour faire le tour du monde, m’écrit-il. Je me suis finalement arrêté après dix-sept mois. » Il a roulé de la France jusqu’au Vietnam, puis il a transporté son vélo au Canada avec comme objectif l’Argentine. Son moulinage s’est cependant terminé à San Diego en Californie.

Les lignes suivantes semblent sortir directement de ma tête, me prouvant que les voyageurs à vélo passent tous par les mêmes transformations.

« J’étais au début totalement apeuré de ne pas savoir où je mettais les pieds, si le voyage à vélo était fait pour moi. Mes peurs et mes doutes n’existent plus, maintenant. J'ai appris à m'ouvrir plus facilement aux autres, à partager des instants, le plus souvent éphémères et très intenses avec des gens que je ne connaissais pas. »

Certains moments ont été particulièrement éprouvants. Étouffé par les foules et la chaleur en Inde, Aldo y est littéralement tombé malade à cause des conditions d’hygiène plus que précaires. Dans une toilette publique rurale – lire un trou dans du béton –, il a perdu connaissance et s’est ouvert la lèvre supérieure sur le bord du trou en question. Il ne s’est réveillé que plusieurs heures plus tard, baignant dans son sang… Lors de notre rencontre, il m’avait raconté cette « anecdote » en me disant être ensuite passé en Birmanie « pour y retrouver la civilisation » !

Néanmoins, c’est dans l’Ouest canadien, après une année de voyage, que la lassitude a commencé à se faire sentir. « J’avais vu tellement de belles choses que tout ce qui était extraordinaire était devenu normal. » Il a continué quelques mois vers le sud avant de décider de revenir en France à une vie normale.

Aldo m’écrit tout ceci du milieu de l’Afrique, qu’il est en train de traverser… à vélo. C’est qu’en effet, il est demeuré une année en France… avant de reprendre l’aventure sur un autre continent.

« J'ai eu tort de penser que mon tour du monde était l’histoire de ma vie. Je le considère maintenant comme un chapitre. Mon retour m’a permis de réaliser que j'étais bien mieux dans le voyage, que je m’y sentais vivant, que ce sentiment de liberté totale faisait de moi une personne heureuse. » 

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Aldo lors du premier passage de sa vie vers l’hémisphère Sud. Photos gracieuseté.

Aldo lors du premier passage de sa vie vers l’hémisphère Sud. Photos gracieuseté.


Martin Ruggle

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Cette histoire indienne d’Aldo, je l’avais racontée à Martin, un cycliste suisse-allemand croisé en Thaïlande que j’ai ensuite hébergé chez moi, en Malaisie. « Ton Français… c’est Aldo ? », m’a-t-il immédiatement demandé en reconnaissant l’anecdote: les deux hommes s’étaient rencontrés et avaient roulé ensemble en Iran quelques mois auparavant !

Martin s’est aussi reconnu dans cette lassitude à pédaler, lui qui vient tout juste de boucler son tour de monde en précisément 58 084 km et trois ans et demi.

« Oui, je me suis arrêté dans certains endroits pendant des semaines, voire des mois, relate-t-il. Ces arrêts m’ont notamment donné l’occasion d’apprendre l’espagnol, mais également de faire le vide et de préparer les prochaines étapes, longues de plusieurs milliers de kilomètres. »

« Pédaler sans arrêt nous empêche de ressentir tout ce que nous vivons sur la route. Ça nous prend des vacances à nous aussi ! »

Et tout comme pour Aldo et moi, ses arrêts lui ont toujours redonné l’envie de recommencer à rouler.

Celui qui a parcouru l’Eurasie ainsi que les Amériques sur toute leur longueur garde un attachement particulier au Mexique. « Les gens sont incroyablement gentils, la nourriture est excellente, il y a beaucoup de culture, de belles routes, quatre saisons… J’avais un visa de six mois, et celui-ci a amplement eu le temps d’expirer ! »

La vallée de la Mort, dans le désert des Mojaves en Californie. Photos gracieuseté.

Cloé Ando

Il n’y a pas que les hommes qui bourlinguent seuls. Il y a également Cloé, cette étudiante en architecture de 24 ans qui pédale depuis deux ans et demi. Celle que j’ai croisée en Ouzbékistan alors qu’elle voyageait sac au dos en compagnie de sa mère et de son frère m’avait regardé les yeux ronds et pleins de questions. Quelques mois plus tard, elle a pris le large, quittant la France pour traverser tour à tour les Balkans, la Turquie et l’Iran avant d’atterrir elle aussi en Inde. Ce dernier pays a pareillement marqué l’aventurière sur deux roues.

« Après un an d’aventures, la furie indienne me distrayait, m’effrayait et m’émerveillait. Passer sept mois seule en Inde m’a coupée du monde, et a complètement chamboulé mon rapport au temps. »

De la poussière des autoroutes aux immaculés pics himalayens, cette demi-année ne lui aura paru que quelques semaines. « Seule l’alternance des crépuscules rythmait mon calendrier. Chaque jour, tout recommençait de plus belle : nouveaux paysages, nouvelles rencontres, nouveaux repas, nouvelle invitation à dormir… »

C’est de Siem Reap, au Cambodge, que Cloé m’explique le ralentissement de ses déplacements. Sans s’en rendre compte, elle avait repris sur la route la même routine qu’elle croyait avoir laissée chez elle. Une évidence a surgi au milieu de la cacophonie indienne: « Qui m’oblige à continuer de pédaler sans relâche ? ».

Elle s’est alors permis de faire des détours, d’arrêter plus souvent, plus longtemps. Et même parfois de revenir sur ses pas. Un chemin bien rare en cyclotourisme.

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À rouler longtemps, le cyclovoyageur en vient d’ailleurs à se définir par son vélo, comme beaucoup de gens avec leur emploi. Cloé me raconte ainsi que redevenir sédentaire l’effrayait davantage que de continuer sa routine cycliste. C’est la raison pour laquelle elle décida de changer de rythme afin de se poser quelques mois au Cambodge.

« Mon appétit de nouveautés peut aussi bien être comblé en immersion plutôt qu’en itinérance » résume-t-elle, philosophe.

« Ce n’est plus un voyage, c’est devenu ma vie. Ça n’a rien d’extraordinaire, c’est simplement un quotidien parsemé de merveilles. Alors pourquoi de pas prendre le temps de cueillir chacune de ces merveilles en chemin plutôt que de passer à côté en un tour de pédalier ? »


Janick Lemieux et Pierre Bouchard

Janick et Pierre sont à la recherche des nomades de ce monde.

Janick et Pierre sont à la recherche des nomades de ce monde.

S’il y a bien un couple qui a pris ce temps de cueillir des merveilles, c’est bien Janick et Pierre, ces deux bourlingueurs québécois qui se passent de présentation.

Janick et Pierre sont partenaires de vie et de route depuis 1997. Ensemble, ils cumulent au-delà de 200 000 km dans une soixantaine de pays !

Pour eux, la « limite émotive » du voyage se situerait à deux ans. C’est le temps maximum qu’ils passent à l’extérieur du pays pour chacune de leurs expéditions, quitte à diviser un projet en différentes étapes.

Pierre me détaille ce qui leur manque plus particulièrement à l’étranger. « La famille, les amis. Les quatre saisons du Québec et… bouffer une poutine ! ». Je te comprends, Pierre, je te comprends !

Ainsi, lorsque la motivation du voyage diminue et enlève le goût de faire des rencontres, le couple vient au Québec recharger – et renflouer ses fonds. Leur prochain voyage est du reste prévu pour l’an prochain en Afrique, pour une durée de dix-huit à vingt mois.


La morale

Après toutes ces conversations, la vérité ne m’apparaît que plus claire: qu’on soit sur les routes du monde ou dans un bureau, il faut prendre le temps de ralentir sa course, de profiter du moment présent… et de manger une poutine de temps en temps !